Aude Descombes
Boite noire
17 janvier - 15 février 2020
vernissage jeudi 16 janvier
Wonderland
Chuter. Glisser pour fuir le cadre. S’accrocher et chuter encore. Il y a sur la toile un mouvement de corps sans gravité, suspendus comme des plumes et légers comme des pierres, dans des tourbillons souples ou dans des trajectoires tendues. Les plans superposent les scènes puis s’effondrent en découvrant des gouffres où des explosions font fragments de tout : animaux et végétaux, matières inertes ou vives, outils improbables, tissus et chairs... L’espace trompe l’œil, lie le haut et l’enfer, creuse des galeries où palpitent les formes molles d’étranges habitants qui s’ébattent, cul par-dessus tête, dans un monde liquide. Là le ciel se répand, ici le sol s’érige. La peinture dresse des surfaces qui se dérobent, place sous les pas des obstacles glissants et creuse des terriers sans fond.
Dans cette boite noire qui donne le nom de cette exposition, il y a tout, étrangement : le trivial du déchet, le sacré de la vierge en médaillon, le soleil des enfants et la rudesse des matériaux dans une usine de songes. Des anges et des monstres bienveillants. La légèreté d’un flocon de neige posé sur des fleurs, la fantaisie sur des drames. Dans cet espace où poussent des champignons de dessins animés vivent les animaux d’un bestiaire enchanté : bouquetins et oiseaux, poissons exotiques et même des humains que signalent des yeux, des os et des mains libérées des corps, comme celles des surréalistes. Ne manquent que les créatures de Lewis Carroll, le Lapin blanc, Bill le Lézard ou le souriant Chat de Chester...
Dans un songe postmoderne, la peinture de Aude Descombes lutte contre le démembrement d’un monde à l’unité dissoute ou éclatée dans un désordre d’objets partiels, de plume, de chair ou de métal qui semblent mener leur propre vie sans coordination possible. La composition résiste, s’arc-boute en se rêvant dans une harmonie d’Ikebana, tente en vain d’assembler ce qui s’échappe, bloque une fuite, essaye de fabriquer une machine avec des organes qui n’en font qu’à leur tête. Échoue bien sûr dans la fascination d’un échec de toutes les couleurs. C’est l’entre-deux inquiétant d’un conte de fées et d’une histoire un peu mortifère où la peinture valorise le trop plein, l’excès ou les restes d’un monde marchandise. Le moment indécis où le miroir hésite à unifier toutes les parties de l’image.
L’objet dévalué s’élève en dignité, la frange excentrique devient centre. L’aventure nait dans la jungle épaisse des matières. Voici le grotesque des mondes du dessous, fantasmatique et spectral. Tout est là qui parle de ce qui rampe et palpite, grouille et s’envole : la souplesse des huiles et la matité de la tempera, le tranchant du trait, la toile imprimée, le velours de l’aérographe...
L’artiste est mal polie. Virtuose, elle n’écoute pas les sirènes du bien peindre. Elle emballe ses mauvaises manières dans un papier cadeau pour combiner l’informe, réfractaire au sens et le trait d’esprit. Elle dispose à sa guise le grotesque, le comique et l’impertinent avec des petites figures puériles et des personnages de comics. Entre ludique et fausse innocence, la peinture nous égare dans l’absurde de petits récits à bricoler nous-mêmes à partir de notre préhistoire. Aude Descombes nous dit de bous- culer nos cadres de perception et de jugement, en jouant, un doigt dans le nez, avec origamis et gribouillages. Une œuvre creusée à l’acide, un vade-mecum pour rêveurs, une galerie des glaces sans fin pour grands enfants.
Bienvenu au pays des merveilles !
Christian Sozzi I Galerie B+