Ce qui pourrait se dire dans ce qui se voit
« Le rapport de l’homme à l’objet n’est pas du tout seulement de possession ou d’usage. Non, ce serait trop simple. C’est bien pire. (...) Les objets sont en dehors de l’âme, bien sûr ; pourtant, ils sont aussi notre plomb dans la tête. »
Francis Ponge. L’objet c’est la poétique. 1962
J’ai au moins trois bonnes raisons de ne pas écrire sur le travail de Christian Sozzi. La première qui s’impose, c’est l’étroite complicité avec l’exposant qui m’interdit ce fameux recul sans lequel, c’est bien connu, il n’y a pas de liberté de blâmer ni, par conséquent, d'éloge flatteur. Cette proximité complique la bonne mesure entre l’arrogance honnête et une humilité hypocrite selon une jolie formule de l’architecte Frank Lloyd Wright à propos de lui-même.
Le second empêchement est lié à l’impossibilité d’emballer l’ensemble de ce qui est présenté sous une dénomination unitaire utile au chercheur de sens. L’impression domine d’une exposi- tion collective qui ne livre pas, au premier regard, la clé de ce qui fonde la réunion de cette foule. Seul l’emploi de l’huile en couches fines et son médium mat parait faire unité au service d’un certain réalisme. J’y reviendrai.
La troisième raison qui décourage l’écriture est plus trouble. Elle s’attache à la difficulté de se sortir de ce piège de la tautologie que Christian Sozzi essaie de nous tendre. Il vous dira, s’il vous sent dupes, au mieux qu’un chat est un chat ou, qu’en dehors des transparences des glacis ou des opacités, des jeux de lumière, éclats et rehauts, il n’y a vraiment rien qui mérite qu’on y pose des mots. Comme Baselitz, il vous suppliera d’exclure tout ce qui n’est pas visible dans le tableau. N’en faites rien. Bien sûr, les toiles offrent des descriptions frontales où semble régner la seule présence des matières. Mais on sait bien- et le peintre le sait aussi-que les objets et leurs textures ne peuvent pas s’extraire du sensible sans le secours des mots. Il n’est pas facile de plaider le mutisme des choses qui parlent même si on ne leur demande rien.
Si cette piste du sens ouvre une impasse, changeons de focale. Dirions-nous, selon une distinction plus guère active de l’histoire de l’art, que cette peinture est plutôt une peinture de myope c’est-à-dire de détail, pour l’opposer à la peinture classique de presbyte ne s’intéressant qu’à la totalité dans un regard englobant et distant. Le peintre semble, la plupart du temps, préférer l’analyse de ce qui est proche et net aux profondeurs des ensembles. Mais écoutons ce que dit le poète : « On regarde très attentivement le caillou pour ne pas voir le reste...N’importe quel objet, il suffit de vouloir le décrire, il s’ouvre à son tour, il devient un abîme ». Or si Christian Sozzi plonge dans des lieux précipices, c’est moins pour explorer un espace du petit que pour s’ouvrir des lointains dans des intérieurs simples.
Laissons donc l’optique et ses lois au profit d’une lecture plus subjective. Voici, semble-t-il, une méditation sur ce que nous ne regardons plus, un étonnement premier devant les propriétés des choses ou des êtres que nous croisons sans les voir. Il ne s’agit pas d’une inquiétude sourde ni, d’une nausée provoquée par un monde définitivement délié de nous, mais bien d’une curiosité pour ce qui ne nous regarde pas et cache un secret impossible à forcer. Il y a une forme de préciosité dans ces huiles comme s’il s’agissait de mettre en lumière un luxe ordinaire. Au risque de contrarier celui qui se garde des réductions de la psychologie, je soupçonne aussi une larme de compulsion de vérification sans fin et un peu anxieuse de la réalité du dehors, avec une envie de séduire et le plaisir d’avoir à travailler la pâte, au doigt hésitant, au milieu des odeurs d’essence et d’huile de pavot.
Tout à l’effort de nourrir l’appétit de l’œil pour un vrai charme de la peinture, notre ami n’essaie pas d’encombrer de sa subjectivité les objets ou les personnages. Cherchons plutôt du côté d’un équilibre entre la gravité, l’ironie et la désinvolture, dans une attention à moitié sérieuse à la réalité, sans grand souci du réalisme. Il pourrait alors s’agir d’un hymne à l’insignifiance.
Christian Sozzi Galerie B+ juillet 2023